La Campagne de Russie

LA CAMPAGNE DE RUSSIE (1812)

 

C’est entre juin et décembre 1812 que s’est déroulée ce qu’on nomme en France, la « campagne de Russie », appelée « guerre patriotique » par les Russes. En France, pendant les deux siècles écoulés, des poèmes, des romans, des gravures, des tableaux ont renvoyé l’écho de cette épopée aussi grandiose que tragique (cf. V. Hugo) ; aujourd’hui, toujours en usage, l’expression populaire « c’est la Bérézina » désigne un cuisant échec ou une situation catastrophique. En Russie, la campagne de 1812 occupe une place plus importante encore : élevée au rang de monument littéraire et philosophique dans le roman de L. Tolstoï « Guerre et paix » (1869), inscrite dans le lieu de mémoire du champ de bataille de Borodino dès 1839, elle a largement fondé le patriotisme moderne russe et elle reste très présente dans l’identité nationale, surtout en cette année de bicentenaire.

Objet littéraire et artistique, la campagne de 1812 est aussi un objet d’histoire comme en témoignent les nombreux travaux qui lui ont été consacrés, et pas uniquement en russe et en français. Mais jusqu’à nos jours, l’histoire a surtout porté attention aux questions militaires et stratégiques. Or, la campagne de Russie fut bien plus qu’une aventure militaire. En outre, l’histoire de cet événement s’est souvent inscrite dans une perspective unilatérale en privilégiant le point de vue de l’un des protagonistes, la France ou la Russie. L’instrumentalisation politique de la guerre de 1812 a été particulièrement marquée dans les deux pays mais plus en Russie qu’en France.

Enfin, jusqu’à présent, l’histoire de 1812 ne s’est que marginalement intéressée aux individus, témoins de cette époque tragique. La dimension humaine, le vécu et le ressenti des combattants et des civils ont trop longtemps été négligés par les historiens. Or, les sources disons « officielles » ont été enrichies par des sources privées (correspondances, journaux intimes, mémoires) qui permettent d’approcher, au plus près, la terrible réalité que constitua la campagne de Russie et d’éclairer le propos d’un rescapé français : « Nous connûmes par expérience les dernières extrémités que l’espèce humaine peut endurer ».

Il ne s’agit pas ici, dans « L’Élan », de raconter par le détail l’histoire de la campagne de Russie. Mais nous pourrons évoquer les grandes lignes de cette histoire en insistant sur certains points qui peuvent éventuellement poser question.

Campagne de Russie 1

 

Pourquoi Napoléon a-t-il-envahi la Russie ?

 

  1. Lorsque Napoléon et le tsar Alexandre Ier signent la paix à Tilsitt (juillet 1807), la réconciliation n’est qu’apparente et jusqu’en 1812, on assiste à une lente dégradation des relations franco-russes. Napoléon a conçu l’alliance russe comme un atout dans sa lutte contre son principal ennemi, l’Angleterre. Réduit aux concessions, le tsar a dû accepter les changements intervenus en Allemagne, un droit de regard de la France sur Constantinople et les Détroits, la formation du Grand-duché de Varsovie sous tutelle française, et aussi une association au Blocus continental qui empêche la Russie d’exporter sur le marché anglais ses principales productions : bois, blé, lin, fer….
  2. Cependant, s’il n’y a pas eu d’accord réel à Tilsitt, une amitié semble avoir surgi entre les deux souverains. L’alliance ne semble pas avoir été le grand malentendu qu’on a dit mais chacun des deux y a vu un expédient, un répit qu’on ferait durer le plus longtemps possible. Napoléon a récolté le plus d’avantages immédiats (contenir l’Autriche, fermer l’Europe aux Anglais) mais le tsar fut peut-être le moins dupe car il n’a conclu cette alliance précaire qu’avec l’espoir de s’imposer un jour comme médiateur entre l’Angleterre et Napoléon.
  3. Dès 1808, des griefs réciproques s’accumulent entre les deux alliés de Tilsitt. Ils apparaissent lors de l’entrevue d’Erfurt (septembre 1808) et à l’issue de la guerre franco-autrichienne (avril-octobre 1809). Ces griefs portent sur l’Allemagne, la Pologne, la Turquie, le Blocus continental (entre 1806 et 1808, le commerce anglo-russe diminue d’environ 2/3). La dernière tentative de rapprochement échoue avec le refus du tsar d’accorder sa sœur Anne en mariage à Napoléon (février 1810) et avec l’annexion par les Français du duché d’Oldenbourg dont le souverain est le beau-frère du tsar (décembre 1810). Dès l’été 1810, Alexandre est, semble-t-il, persuadé que la guerre aura lieu et les deux états commencent à se préparer ouvertement au conflit. Mais, en réalité, un certain nombre de dispositions visant à « surveiller », par le renseignement et l’espionnage, un allié dont on se méfie, ont été, de manière discrète, mises en place depuis 1808.

En quoi ont consisté les préparatifs de la campagne ?

  1. Diplomatiquement, côté français, outre le soutien des Etats annexés qui lui fournissent des troupes, Napoléon veut s’assurer le concours de la Prusse (cf. l’alliance offensive et défensive de février 1812) et de l’Autriche (cf. le traité de mars 1812) ; l’une et l’autre doivent fournir des troupes et ainsi la « Grande Armée des 20 nations » prend forme. Mais le succès diplomatique de Napoléon n’est pas total : en avril 1812, la Russie vide le traité franco-autrichien de sa substance ; à la même époque, le traité russo-suédois n’assure pas à Napoléon la neutralité de la Suède, laquelle, désormais dirigée par Bernadotte, s’engage à faire une diversion militaire en Allemagne ; le traité de Bucarest entre la Russie et la Turquie (mai 1812), soutenu par l’Angleterre, libère de toute astreinte les troupes russes des Balkans.
  2. Militairement, en Russie, le nouveau ministre de la Guerre, Barclay de Tolly, procède à de nouvelles levées de conscrits (entre septembre 1810 et mars 1812), perfectionne l’instruction des soldats, améliore leur alimentation ; il réforme les services de l’E-M et revoit la structure de l’armée ; il fait établir des dépôts de vivres et de fourrages dans le Nord-Ouest de l’Empire.

En France, les préparatifs militaires s’accélèrent à partir de l’été 1811 : en deux fois, 160 000 conscrits sont mobilisés ; des lieux de rassemblement des troupes et leurs voies de cheminement vers l’Est sont mis à l’étude. Début 1812, des magasins (vivres, fourrages, matériel militaire) et des convois gigantesques sont préparés par l’intendant général Daru.

  1. Napoléon justifie la campagne qui s’annonce et fait taire ceux de ses proches qui désapprouvent le projet (entre autres Fouché, Cambacérès, le roi Jérôme). De son côté, Alexandre Ier prépare l’opinion russe en utilisant les sentiments anti-français (cf. la nomination de F. V. Rostopchine comme gouverneur général de Moscou). La propagande nationaliste s’organise en même temps que la censure des différents moyens d’expression.

 Quelles étaient les forces en présence?

 

  1. Napoléon fait de gigantesques préparatifs et « l’Empire du recrutement » lui fournit environ 1million d’hommes. Mais il doit laisser 200.000 soldats aguerris en Espagne. La Grande Armée des « 20 nations » compte 644.000 hommes dont 350.000 Français soit 12 corps, la Garde impériale et les réserves. Sur ce total, environ 440.000 hommes dont la moitié de Français, s’apprêtent à traverser le Niémen en juin 1812 (340.000 fantassins, 70.000 cavaliers, 30.000 artilleurs et près de 1.400 canons). L’encadrement est assuré par 13 maréchaux d’empire et 370 généraux. Cette armée multinationale est composée de soldats de la France impériale et des départements annexés depuis 1805, de contingents alliés d’Allemagne, d’Italie et de Pologne. La fiabilité des troupes alliées (à l’exception des Polonais) posera vite des problèmes sous-estimés par Napoléon. La Grande Armée est structurée en 3 groupes commandés par Napoléon, Eugène de Beauharnais (vice-roi d’Italie) et Jérôme Bonaparte (roi de Westphalie). A ces 3 composantes s’ajoutent au Nord et au Sud des troupes de protection et en Prusse des troupes pour sécuriser les arrières. Dès mars 1812, la mise en route et la concentration des troupes se font dans une certaine insouciance mais, en mai, la Grande Armée souffre déjà de privations et de disfonctionnements logistiques.

  1. Au début de 1812, l’armée russe compte environ 630.000 hommes (380.000 fantassins, 80.000 cavaliers, 52.000 artilleurs, 110.000 h. de troupes irrégulières dont les Cosaques). En juin, seulement 200.000 h. sont déployés sur la frontière polonaise. Les troupes régulières sont réparties en 3 armées : la 1ère occidentale (Barclay de Tolly), la 2ème occidentale (Bragration), l’armée « d’observation » (Tormassov) ; à cela s’ajoutent 2 corps de réserve (point faible de l’armée russe). Numériquement inférieure, l’armée russe l’est aussi en puissance de feu. Le soldat russe, illettré, frustre et démuni, s’identifie à son régiment, à sa patrie et à sa foi pour lesquels il se battra avec acharnement ; il fait corps avec son espace et son climat. Il est mieux chaussé et vêtu que le soldat de la Grande Armée pour affronter l’hiver. Par ailleurs, les chevaux dont le rôle est majeur dans la guerre, se révèleront plus robustes du côté russe. C’est exclusivement dans la noblesse que se recrutent les officiers russes. Ils sont francophones et pour beaucoup francophiles. Cependant depuis 1807, les élites russes sont partagées entre « pro » et « anti » Napoléon. Elles sont inquiètes sur le plan idéologique : Napoléon, héritier de 1789, ne va-t-il pas appeler à la libération des serfs et abattre le régime autocratique ? Pourtant, début 1812, confiance et aussi insouciance sont de mise au sein de l’armée russe.

 

Campagne de Russie 2

 

 Quelles étaient les conceptions stratégiques ?

 

Mûrement préparée par Napoléon, attendue avec certitude par les Russes, l’invasion de juin 1812 constitue pourtant un choc violent pour la population et l’armée russes. Du côté de la Grande Armée, les opérations ne se déroulent en rien comme escompté. De part et d’autre, l’invasion suscite dès le début, surprises et interrogations : ce n’est pas le moindre des paradoxes.

  1. Stratégiquement, la guerre a tourné tout autrement que les adversaires ne l’escomptaient.
  1. Napoléon est entré en Russie avec l’objectif précis d’y mener une guerre courte dont l’issue sera déterminée par une victoire décisive (cf. les campagnes de 1805-07). Il ne voulait pas plus aller à Moscou que les Russes ne voulaient l’y attirer. Il espérait en quelques semaines obliger Alexandre Ier à faire la paix.

« Je vais ouvrir la campagne en passant le Niémen. Elle aura son terme à Smolensk ou à Minsk… » (Napoléon en mai 1812).

« Il s’étonnait que les Russes eussent livré Vilnius sans combat et qu’ils eussent pris assez de temps pour lui échapper. L’espoir perdu de cette grande bataille avant Vilnius était pour lui un vrai crève-cœur. Il s’en vengeait en criant à la lâcheté de ses adversaires… » (Gal. de Caulaincourt en juillet 1812).

« Nous avons tout à gagner à persévérer dans la défensive et en continuant la guerre en retraite. Si l’ennemi nous suit, il est perdu ; car plus il s’éloigne de ses magasins, de ses dépôts d’armes et plus il s’enfourre (sic) dans un pays sans chemins praticables, sans vivres qu’on peut lui ôter en l’entourant d’une armée de cosaques ; il sera réduit à la position la plus pitoyable et finira par être exterminé par notre hiver qui est toujours notre allié fidèle. » (Prince S. R.Vorontsov en juin 1812).

Toutefois, parce qu’elle choque l’orgueil russe, la conviction qu’il faudra mener une guerre « de retraite » reste confinée à des cercles restreints ; en outre, elle ne se traduit pas par un plan d’action précis : il n’y eut pas de volonté préconçue d’attirer Napoléon dans l’immensité russe ; la tactique du vide et du harcèlement est née de la force des choses. Ce qui accréditera, par la suite, l’idée d’un flottement de la part du commandement russe.

  1. La marche en avant : du 24 au 27 juin 1812, la Grande Armée franchit le Niémen mais donne dans le vide : Barclay de Tolly, isolé, se dérobe. À marches forcées, le 28, on atteint Vilnius où, pendant 18 jours, Napoléon fait reposer l’armée et accumuler dépôts et magasins. Chargé d’empêcher la jonction des 2 armées russes (Barclay et Bagration), Davout occupe Minsk le 8 juillet, mais l’inaction du roi Jérôme sauve l’armée de Bagration ; Jérôme est destitué de son commandement le 16 juillet. Le 22, Bagration attaque Moguilev dont Davout s’est emparé le 20 ; il échoue et ne peut rejoindre Barclay mais il échappe à ses poursuivants et se replie sur Smolensk. Barclay se replie vers le S-E et atteint Polotsk le 18 juillet ; il devient commandant en chef. Le 28 juillet, Napoléon entre à Vitebsk où la Grande Armée fait halte jusqu’au 13 août. À ce moment, Napoléon songe à interrompre la campagne pour conforter ses positions, améliorer le ravitaillement et l’état sanitaire et reprendre l’offensive après l’hiver. : « La première campagne russe est terminée… 1813 nous verra à Moscou, 1814 à Saint-Pétersbourg. La guerre de Russie est une guerre de trois ans » (Napoléon le 28 juillet). Mais sous l’influence de Murat, il décide le 13 août de reprendre l’offensive vers Smolensk. Entre temps, les 2 armées russes ont opéré leur jonction.

L’indécise et coûteuse bataille de Smolensk (15-16 août) aboutit à la quasi destruction de la ville. Les Russes, dans leur retraite, sont accrochés par Ney mais l’inaction de Junot au combat de Valentino (20 août) leur permet d’échapper. Toujours hésitant, Napoléon va pourtant se laisser entrainer dans son désir d’en finir : le 24 août, il décide de marcher sur Moscou.

La marche en avant reprend, pénible, car la Grande Armée se traine, accablée par la chaleur (en moyenne 27 à 30° fin juillet), trempée par les pluies d’orage. Les chevaux succombent en masse paralysant la cavalerie et les convois ; certains corps fondent, et maraudeurs, trainards, déserteurs se multiplient.

La bataille de Borodino a t’elle été décisive

 

  1. Koutouzov commandant en chef

Le 20 août 1812, le tsar nomme M. L. Koutouzov commandant en chef des armées russes, en remplacement de Barclay de Tolly de plus en plus contesté. Pourtant, Alexandre Ier déteste Koutouzov : il lui rappelle la défaite d’Austerlitz ; il est âgé (67 ans), impotent, de santé fragile ; c’est un courtisan obséquieux avec des goûts de luxe et des mœurs légères (on est loin du portrait laissé par Tolstoï). Mais dans l’armée et l’opinion, Koutouzov est très populaire ; et, parce qu’il est russe, expérimenté et courageux, il parait en mesure de rassembler l’armée et d’incarner la guerre patriotique.

Pour Napoléon, en route vers Moscou, la bataille à venir doit conduire à la victoire décisive. Pour Koutouzov, l’honneur russe commande d’accepter le choc frontal jusque-là évité.

  1. Où l’affrontement doit-il se dérouler ? 

Le 3 septembre, l’armée russe s’installe près du village de Borodino, à 124 km de Moscou, sur la Kolocha, petit affluent de la Moskova, à la croisée des 2 routes qui relient Smolensk à Moscou. À la hâte, les Russes installent des ouvrages fortifiés défensifs dont la clé est la redoute Raievski (la « grande redoute »). Le 5 septembre, la Grande Armée est à 3 km des positions russes. Napoléon dispose de 140.000 hommes mais seuls 124.000 (et 587 canons) seront effectivement engagés dans les combats. La totalité des forces russes s’élève à 150.000 hommes (et 624 canons).

Le 5 septembre, à l’issue d’un combat bref mais sanglant, les Français s’emparent de la redoute de Schevardino à environ 2 km à l’ouest des principales positions russes. Le 6 septembre au soir, chez les Russes, le 7 au petit matin, chez les Français, Koutouzov et Napoléon adressent des proclamations solennelles à leurs armées.

  1. Borodino (la Moskova), le 7 septembre

  1. Restée dans les annales militaires européennes comme « la plus sanglante », la bataille de Borodino ne ressemble en rien à ce qui était prévu. En effet, l’affrontement attendu ne permit pas à Napoléon d’exprimer son génie militaire : des effectifs trop lourds à déplacer, un champ de bataille large (8 km) mais peu profond, la volonté russe de mener une « bataille d’usure » pour empêcher l’adversaire de manœuvrer, la répartition très dense des soldats russes en un rideau difficilement perméable aux tirs d’artillerie, enfin le refus de Napoléon d’engager la garde impériale, tout concourut à faire de cette bataille un affrontement « sans ligne directrice lisible, constitué d’une succession d’actions héroïques ». Côté russe, ce fut le choix d’une bataille de position, sans manœuvres, avec pour objectif de défendre les positions avec obstination.

  2. D’abord une bataille mal engagée : Napoléon (malade) dirige la bataille à distance, comme Koutouzov d’ailleurs. Ensuite, une bataille démesurée par le nombre des combattants (et leur courage) autant que par sa violence inouïe : une densité moyenne de 3 coups de canon / seconde et plus de 430 coups de fusil / minute et cela entre 6 et 18 heures ! Des affrontements furieux qui s’achèvent par de terribles corps à corps à la baïonnette. Comme une préfiguration de la guerre de position de 1914-18.

  3. Le bilan s’est révélé effroyablement lourd : 45.000 Russes et 28.000 Français morts, blessés et disparus. Des armées décapitées : 10 généraux tués, 39 blessés du côté de la Grande Armée ; du côté russe : 6 généraux (dont Bagration) tués et 23 blessés.

Si Napoléon est resté maître du terrain, sa victoire se révèle décevante, somme toute relative et non décisive : elle le conduit à poursuivre vers Moscou. De son côté, Koutouzov cultive à dessein l’ambiguïté sinon la duplicité ; il a, sans doute, au soir du 7 septembre, projeté de livrer une 2ème bataille le 8 ou les jours suivants ; Barclay l’en dissuade et, dans la nuit, il y renonce. Au tsar, Koutouzov parle de victoire et de sauver Moscou mais dissimule la catastrophe humaine ; les 12 et 13 septembre, il explique et justifie le choix de la retraite sans parler des pertes subies et de la réelle issue de Borodino.

Certains responsables russes (tel Rostopchine) doutent qu’on puisse défendre Moscou. Finalement, le 13 septembre en soirée, Koutouzov ordonne la retraite, la perte de Moscou ne signifiant pas, pour lui, la perte de la Russie.

Le sort de la campagne s’est-il joué à Moscou ?

 

1) Le 14 septembre 1812, la Grande Armée entre dans Moscou mais n’y trouve que silence et abandon : à peine 10.000 habitants sont restés dans la ville (212.000 au 1er janvier 1812). Le soir même, des incendies s’allument, attribués aux troupes d’occupation et, dans la nuit, les foyers se multiplient ; l’arrestation d’incendiaires montre que l’incendie n’est pas accidentel et il est rapidement incontrôlable ; en effet, Rostopchine a fait évacuer les 2100 pompiers et les 36 pompes à incendie ; en secret, il a organisé l’incendie avec des hommes de confiance auxquels près de 600 prisonniers de droit commun, libérés le 14 au matin, ont prêté main forte.

L’armée d’occupation dispose de moyens dérisoires pour lutter contre le feu même si elle arrête des coupables (400 seront condamnés). Le 20 septembre, la pluie vient enfin à bout des incendies. Napoléon et la Grande Armée se réinstallent dans Moscou et ses faubourgs mais l’état d’esprit a changé : les troupes se livrent bientôt à un pillage généralisé ; vols er trafics affectent toute l’armée y compris l’état-major. Les violences se multiplient à l’encontre des civils restés sur place. Le bilan des incendies et du pillage est lourd : 29 % des maisons, 63 % des églises détruites et des pertes patrimoniales inestimables.

2) Le destin de Napoléon s’est joué, en quelques semaines, à Moscou : il fallait ou hiverner sur place ou partir aussitôt. L’Empereur espère faire céder le tsar, lui adresse, les 18 et 22 septembre, 2 missives restées sans réponse ; le 5 octobre, il envoie Lauriston rencontrer Koutouzov : c’est un échec. À Saint-Pétersbourg, le tsar reste silencieux, entouré du parti patriote qui flatte chez lui la gloire d’être le libérateur de l’Europe.

À Moscou, Napoléon essaie de maintenir le moral des troupes. Il organise des spectacles, des revues, des parades. Il met en place une administration, réorganise la police. Mais en octobre 1812, l’ordre et la sécurité laissent à désirer. Aux alentours, les Cosaques et des paysans armés interceptent les courriers, mènent des coups de force, dressent des embuscades. De ce fait, les difficultés de ravitaillement (surtout pour les chevaux) s’accroissent. La discipline de la Grande Armée se désagrège, le moral faiblit.

3) L’abandon puis l’incendie de Moscou entrainent d’abord une crise dans l’armée russe mais le tsar confirme son refus de négocier et sa volonté de continuer le combat. Après le 14 septembre, l’armée russe s’est installée au Sud de Moscou. Koutouzov fait reposer ses soldats réorganise et surtout augmente ses effectifs (130.000 réguliers et Cosaques) auxquels il adjoint des partisans (paysans armés encadrés dans des unités de cavalerie). Critiqué pour son attentisme, Koutouzov attaque le 18 octobre l’avant-garde de la Grande Armée à Vinovka : victoire russe décevante mais qui a mis l’ennemi en difficulté. Pour Napoléon, c’est le déclic qui, après maintes tergiversations, lui fait décider de quitter Moscou le 19 octobre.

Entre le 19 et le 23 octobre, la Grande Armée quitte Moscou. Du 20 au 22, le maréchal Mortier fait détruire des édifices publics notamment au Kremlin : ultimes actes de vandalisme sur lesquels va s’appuyer un sentiment national russe.

4) La population moscovite a été durement éprouvée par l’occupation mais l’impact des épreuves subies dépasse vite et de loin, cette seule population (cf. presse, littérature, chansons, imagerie). Dès le début d’octobre, Koutouzov écrit au tsar que « pour le peuple, cette guerre équivaut à l’invasion tatare » (du 13ème siècle). Napoléon incarne le mal absolu, ce qui va permettre de donner une dimension religieuse au combat contre l’envahisseur.

La reddition, l’incendie, le martyre final de Moscou modifient de manière radicale la nature de la campagne de Russie. Armée et population font rapidement corps derrière le tsar (et Koutouzov) au nom de la défense de la patrie et de la foi orthodoxe. Forgé dans l’adversité, le sentiment national naissant commence à dépasser les disparités régionales, ethniques, culturelles. Il dépasse aussi les classes sociales ; en effet, Napoléon n’a pas voulu soulever les serfs contre les propriétaires terriens ; et, à part quelques révoltes sporadiques en août et septembre, l’immense majorité des paysans est restée loyale au pouvoir et va participer à une sorte de « guerre sainte » contre l’hérétique profanateur de Moscou (dès la fin d’octobre l’incendie de Moscou est « officiellement » attribué aux Français). C’est donc un sentiment patriotique d’une force inédite qui surgit de l’incendie de la ville sainte.

 

Qu’est-ce qui a rendu la retraite désastreuse ?

 

  1. Quand la Grande Armée quitte Moscou à partir du 19 octobre, elle compte 104.000 hommes : environ 10.000 ont disparu depuis l’entrée dans la capitale mais des renforts sont venus de Smolensk. L’état physique des troupes est très différent, entre ceux qui ont bivouaqué à l’extérieur de la ville (mauvaise nourriture, embuscades…) et ceux (la Garde par exemple) qui ont séjourné dans Moscou (enrichis par les pillages). L’état psychologique et moral offre la même hétérogénéité.

  2. Napoléon cherche plus au Sud, vers Kalouga, une route moins dévastée que celle de l’aller mais, le 24octobre, les Russes l’arrêtent lors de la sanglante bataille de Maloiaroslavets ; le 26, Napoléon décide de reprendre la route de Smolensk. Dès les 4 et 5 novembre, un hiver prématuré s’annonce avec les premières neiges. Au froid, encore supportable, s’ajoutent la faim, le harcèlement des Cosaques et des partisans. La Grande Armée (environ 70.000 survivants) se désagrège et s’étire en colonnes de trainards et de soldats débandés sur des routes encombrées de voitures et de cadavres de chevaux. Le 9 novembre, à Smolensk, 42.000 h. sont encore dans le rang ; les autres ont été capturés, ont déserté ou ont péri dans les combats autour de Viazma ou d’épuisement. Or les approvisionnements prévus à Smolensk sont insuffisants et mal distribués.

Côté russe, après Maloiaroslavets, Koutouzov a opté pour la stratégie de l’évitement : il suffit de harceler l’ennemi avec les Cosaques, les partisans, les paysans armés et avec l’aide du « général hiver » ; cela sans engager l’armée régulière qui, d’ailleurs, a subi des pertes et manque de ravitaillement. Malgré le désaccord de l’État-Major russe et du tsar, cette stratégie rencontre des succès croissants (cf. le nombre de prisonniers) qui améliorent le moral des Russes.

  1. Après Smolensk, la retraite, sans discipline, devient débâcle ; le froid devient très vif (-26° le 14) et ses effets sont à la fois physiques et psychologiques. Pourtant, pendant 3 jours (16-18 novembre), la Grande Armée doit livrer autour de Krasny des combats coûteux mais qui lui permettent d’échapper à l’encerclement ; l’arrière-garde de Ney est pratique ment sacrifiée mais il rejoindra plus tard. Le 20 novembre, Napoléon se dirige vers la Bérézina qu’il compte franchir à Borissov ; avec les troupes venues de l’Ouest (maréchaux Victor, Mac Donald), il dispose de 35 à 40.000 combattants suivis de 40 à 50.000 hommes désarmés, malades, blessés.

  2. Le 22 novembre l’heure est grave : les Français, menacés de trois côtés, ne contrôlent plus le pont de Borissov. Le 25, cette localité est reprise aux Russes mais le pont est détruit. Cependant, Napoléon a déjà décidé de franchir la Bérézina plus au Nord, au gué de Stoudianka ; c’est là que 2 ponts sont construits par le général Éblé pendant que Napoléon s’active à faire croire aux Russes qu’il va traverser à Borissov et plus au Sud. Entre le 26 au soir et le 28 au matin, ce qui reste de la Grande Armée traverse la Bérézina qui charrie des glaçons ; suivent près de 30.000 trainards, blessés, civils qui, eux, traversent dans des conditions épouvantables du fait des chutes de neige et du fait que les Russes, pourtant hésitants mais remis de leur surprise, attaquent sur les deux rives ; ils sont repoussés mais les pertes sont lourdes. Le 29 au matin, la destruction des 2 ponts met fin à l’horreur du passage.

  3. Après cet épisode (célèbre) perçu par les Russes comme une occasion manquée, la Grande Armée (15.000 soldats, 35 à 40.000 trainards) ne peut plus prendre d’initiative. Le froid (entre -30° et -37°C la première semaine de décembre) paralyse les corps comme les cerveaux ; il n’épargne pas les Russes. Les combats du début décembre aggravent encore les pertes de part et d’autre, surtout du côté français. À ce moment, Napoléon songe à rentrer à Paris : depuis le 5 novembre, il est au courant de la tentative de coup d’État du général Malet (23 octobre) et les courriers sont de plus en plus interceptés. Le 3 décembre, il rédige le 29ème bulletin de le Grande Armée où il ne cache rien de la situation mais en incriminant surtout l’hiver. Le 5 décembre, il part pour Paris avec Caulaincourt, laissant le commandement à Murat.

Entre le 8 et le10 décembre, les débris de la Grande Armée passent à Vilnius sans pouvoir y profiter des stocks de vivres (cohue, incurie administrative, approche des Russes). À Vilnius, périssent 10.000 soldats victimes des Cosaques, du froid, de la faim, du typhus, sans compter 5000 malades et blessés abandonnés dans les hôpitaux. Les survivants mettent 3 jours pour atteindre Kaunas où ils peuvent se nourrir et se reposer quelques heures. Dès le 14 décembre, ils doivent se remettre en route, protégés par l’arrière-garde de Ney qui leur permet de retraverser le Niémen ; Ney lui-même avec 5 à 600 soldats traverse le fleuve au soir du 14, mettant de facto un terme à la campagne de Russie.

 

Les suites

 

  1. Napoléon ne s’est pas relevé de la campagne de Russie. En 1813-1814, il a échoué à triompher de l’Europe coalisée contre lui : il y a perdu son régime, son empire et sa liberté. Le tsar Alexandre Ier apparait alors comme un homme nouveau : la Russie a combattu le Mal et elle a vaincu Napoléon parce que Dieu lui est venu en aide. Mais le tsar garde la tête politique : l’heure n’est ni aux représailles ni à la revanche ; il va défendre vigoureusement les intérêts de la Russie (cf. au Congrès de Vienne) mais la foi sincère qui le guide lui fait proposer aux souverains prussien et autrichien la signature d’un traité de « Sainte Alliance » (14 septembre 1815). Par ailleurs, au nom de l’équilibre européen, il obtient des conditions avantageuses pour la France, même après Waterloo (18 juin 1815). Il exige un comportement correct des troupes russes d’occupation en France, et il impose aux Bourbons, de retour d’exil, l’institution d’un régime constitutionnel et libéral.

  2. Les conséquences économiques et sociales du conflit de 1812

a) Les finances françaises ont été atteintes, mais c’est en Russie que l’impact économique a été le plus important : déjà marquée, dès avant 1812, par le Blocus continental, l’économie russe est encore fragilisée par l’ampleur des destructions, et le déficit du Trésor devient chronique. Mais dès 1813, le gouvernement russe s’attaque à la reconstruction des régions dévastées et surtout à celle de Moscou.

b) Sur le plan humain, la campagne de 1812 a été également dévastatrice. D’après les estimations, du côté de la Grande Armée : près de 200 à 250.000 soldats seraient morts au combat, près de 150 voire 200.000 auraient été faits prisonniers, près de 50 à 60.000 maraudeurs et déserteurs auraient survécu en Russie. Du côté russe, les pertes auraient été voisines : entre 200 et 300.000 morts et disparus. Pour 6 mois de campagne, un bilan particulièrement meurtrier !

c) Parmi les rescapés, peu sont sortis indemnes des épreuves traversées. Une bonne moitié des prisonniers faits par les Russes n’a pas survécu au froid, à la faim, aux mauvais traitements des Cosaques. Le sort des survivants s’est un peu amélioré à la fin de 1813 : en novembre, le gouvernement russe a voulu faciliter l’installation en Russie de prisonniers (paysans, artisans, ouvriers) en leur offrant la citoyenneté russe, définitivement ou à titre provisoire (2 à 3 ans). En 1837, il y aura, à Moscou, près de 1500 vétérans de la Grande Armée. De son côté, la France aidée en cela par le tsar, entre l’été 1814 et 1816, fera rapatrier des prisonniers. Le sort des prisonniers russes est plus mal connu : 2 à 3.000 dont quelques centaines seulement seraient arrivées en France, les autres étant restés en Pologne et en Prusse.

3) Les survivants de la Grande Armée ont connu beaucoup de traumatismes et de souffrances : blessures mal soignées, infirmités consécutives aux amputations, troubles de l’audition et de la vue. Se sont ajoutés des traumatismes psychiques, des névroses. Les Russes, mieux équipés et plus habitués au froid ont physiquement mieux résisté mais ont développé les mêmes pathologies psychiques. Or en France, les rescapés ont trouvé peu de soutien et d’écoute de la part du régime de la Restauration (cf. l’amer destin des demi-soldes). En Russie, les combattants ont pu se présenter comme les sauveurs de la patrie et, pour prix du courage et du comportement exemplaire du peuple, certains ont pu espérer des réformes (peut-être l’abolition du servage ?). Mais, paradoxalement, il n’y a pas eu en Russie, sous Alexandre Ier, de grandes célébrations collectives. À part quelques monuments, ce n’est que sous Nicolas Ier (1825-1855) que la « Guerre patriotique » est devenue une référence mémorielle, le ciment du patriotisme russe : le 26 août 1839 (7 septembre), le champ de bataille de Borodino a été érigé en lieu de mémoire sacrée de l’histoire russe. La référence à 1812 s’est laïcisée : peintures, gravures, chansons, poèmes, affichettes, objets usuels et décoratifs. Toutefois la mémoire de 1812 n’a pas porté atteinte à la francophilie des élites (cf. le cas de Koutouzov et de Rostopchine).

Comme en France, une véritable légende dorée de Napoléon n’a pas tardé à naître en Russie : il a incarné l’espoir, mort-né, d’une Russie réformée, débarrassée du servage. En effet, loin de récompenser l’élan national, le tsar a renoncé à toute réforme. En France, le comportement correct des troupes russes d’occupation a eu raison des préjugés et appréhensions de la population. Même si 1812-1814 a laissé en place certains traumatismes, il faudra attendre la guerre de Crimée (1852-1856) pour que, chez les Français, de nouveaux lieux (Alma, Sébastopol, Malakoff) se substituent à la Bérézina et viennent apaiser le souvenir douloureux de 1812.

R. Laurant – Fin.

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